Alex ROSENBLAT, Uberland: how algorithms are rewriting the rules of work, Oakland, California University Press, 2018, 271 P.

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Affiliation

Luca Perrig

University of Geneva

Published

June 26, 2019

Après des années d’hésitations et de débats à propos de définitions et de typologies, la littérature académique autour du travail sur plateforme numérique s’attèle finalement à des questions de fond. Loin des débats autour de la qualification juridique des chauffeurs et chauffeuses, Alex Rosenblat s’intéresse aux effets de la technologie sur le travail des chauffeurs et chauffeuses Uber. Alors que de nombreuses études autour du travail sur plateforme sont en cours en Europe, notamment le projet ANR Capla en France, la chercheuse canadienne publie d’ores et déjà le résultat d’un travail ethnographique fort de quatre années d’enquête de terrain. Sur la base de plus de 8 000 kilomètres de trajets en tant que passagère, d’entretiens auprès de 125 chauffeurs et chauffeuses aux États-Unis et au Canada, et de la fréquentation de forums en ligne réunissant des centaines de milliers d’utilisateurs et utilisatrices d’Uber, elle entreprend de montrer comment la plateforme contribue à organiser le travail de ces personnes, captures d’écran à l’appui.

La chercheuse commence par évoquer le contexte dans lequel la société a vu le jour. Uber est fondé en 2009 en Californie et s’étend depuis, ville après ville, jusqu’à atteindre plus de 3 millions de chauffeurs et chauffeuses inscrits au moment où elle écrit (p. 25). Dans leurs discours, les promoteurs de ce qu’on appelait alors « l’économie du partage » font référence à une Génération Y qui serait à la recherche des emplois flexibles que proposent les plateformes (p. 35). Depuis, journalistes et universitaires ont pris leur distance avec ce discours trop optimiste et parlent désormais soit de gig work, que l’on peut traduire par « travail à la tâche », soit de platform work, plus neutre, car sans connotation historique, et préféré par la Commission Européenne ou l’Organisation Internationale du Travail dans leurs plus récents rapports.

Le chapitre 2 dresse une typologie des chauffeurs et chauffeuses travaillant pour Uber. Les études quantitatives à ce sujet peuvent être difficiles à interpréter puisque les personnes sont souvent actives sur plusieurs applications à la fois. L’auteure distingue, parmi les personnes rencontrées, deux manières de travailler pour Uber : soit à plein temps, mais alors le nombre d’heures travaillées est considérable si l’on veut espérer un revenu décent, soit à temps partiel, mais alors les prix dynamiques impliquent des horaires difficilement compatibles avec une vie familiale, puisque ce sont les courses le soir et le weekend qui sont les plus rentables. Elle précise encore que du fait de l’imprévisibilité des revenus et conditions de travail imposés par la plateforme, la plupart des personnes rencontrées exerçaient leur activité en complément d’un autre emploi.

Le troisième chapitre apporte un regard critique sur le discours tenu par Uber à propos de la qualification des services que propose la plateforme. Faute d’avoir pu obtenir des entretiens directement avec des personnes représentant la firme, c’est sur la base d’une recherche documentaire qu’elle fonde ici ses propos. Dans sa communication, Uber se contente de fournir aux chauffeurs et chauffeuses connectés une plateforme qui les met en relation avec une clientèle. Libre ensuite à ces personnes de fixer leurs horaires, lieux et outils de travail. Il leur faudrait dès lors considérer leur activité comme la gestion d’une entreprise de transports dont elles seraient les uniques employées. Les récits réunis par Rosenblat lui permettent cependant d’identifier trois modalités à travers lesquelles la plateforme parvient à cadrer leur activité (p. 75). Premièrement, le prix des courses est fixé unilatéralement par la société. Deuxièmement, les travailleurs et travailleuses n’ont pas la possibilité d’accéder aux informations concernant la course avant de l’avoir acceptée. Aucune prise ne leur est ainsi laissée sur laquelle juger de la rentabilité de la course qui leur est proposée, notamment en fonction de sa destination. Troisièmement, ils ou elles sont punis s’ils tentent de contourner les dispositifs mis en place par la plateforme, notamment à travers un décompte du nombre de courses refusées qui peut être sanctionné par une déconnexion de la plateforme.

Le chapitre 4 traite de l’opacité de la technologie qu’utilise Uber pour gérer sa main d’œuvre. Par exemple, les chauffeurs et chauffeuses ne savent pas combien payent leurs passagers pour la course, ni le pourboire qui leur a été accordé. De la même manière, il leur est demandé d’attendre cinq minutes le passager ou la passagère absent avant d’annuler une course et ainsi d’empocher les frais d’annulation, mais aucun chronomètre n’est intégré à l’application et il est possible que la personne bénéficie d’un bonus qui l’exempte des frais d’annulation (p. 119). De la sorte, la configuration de l’outil de travail impacte non seulement les pratiques, mais aussi les revenus des travailleurs et travailleuses. Par ailleurs, les chauffeurs et chauffeuses sont rarement au courant du fait que les applications de GPS ne suggèrent pas nécessairement la route la plus rapide, mais envoient des utilisateurs ou utilisatrices tester de nouveaux itinéraires afin d’en estimer la durée (p. 133). Face à ces incompréhensions ou insatisfactions, les possibilités de recours sont minces, puisque les plaintes des chauffeurs sont traitées en ligne et génèrent des réponses automatiques souvent décourageantes quand il s’agit de contester quelques dizaines de dollars. Quand la société californienne est finalement interpellée par les médias au sujet d’irrégularités dans son application, elle invoque souvent des problèmes techniques ou des bugs et ne cesse de rappeler son rôle de simple intermédiaire technologique (p. 115).

Dans la même veine, le chapitre 5 porte sur le management algorithmique. Il constitue probablement l’apport le plus novateur du livre, puisqu’un grand nombre des outils de management de la plateforme y sont décrits dans le détail. La chercheuse mobilise ici les observations réalisées sur les forums de discussions en ligne et groupes de messagerie instantanée auxquels des chauffeurs lui ont donné accès. Dans ces espaces, on y parle des dernières mises à jour de l’application ou des termes et conditions de la plateforme, et des captures d’écran sont souvent partagées. On comprend dans ce chapitre que pour assurer une offre de main d’œuvre en quantité et qualité suffisante, la plateforme doit concevoir une application qui permet un équilibre subtil entre contraintes, incitations, et respect de la liberté propre à un emploi indépendant. Pour ce faire, l’entreprise fait grand usage de nudges et de benchmarking. Afin de pouvoir optimiser la qualité du service fourni, Uber exploite au maximum les données qu’il est possible de récolter sur un smartphone. La plateforme peut par exemple utiliser l’accéléromètre pour enregistrer un freinage trop sec. Afin que la personne au volant puisse ensuite parfaire sa conduite, un écran lui permettra de visualiser la proportion de freinages secs qu’elle a effectués suivi d’un message, « Bien joué ! » ou « Freinages secs détectés. » (p. 139). De la même manière, le gyroscope intégré aux smartphones permet à la plateforme de savoir si l’appareil est manipulé pendant la conduite. Un message pourra alors être envoyé suggérant l’achat d’un support pour smartphone, mentionnant les bénéfices de cet achat en termes de sécurité.

Un bilan plus général est envoyé hebdomadairement aux chauffeurs et chauffeuses, recensant le taux d’acceptation, le taux d’annulation et les évaluations des passagers et passagères. Ce rapport est généralement lu attentivement, puisqu’une note trop basse à l’un de ces trois indicateurs amène automatiquement à des sanctions, une déconnexion temporaire puis définitive de la plateforme. C’est donc à de réels effets que peuvent s’attendre les chauffeurs et chauffeuses en cas de non-conformité aux « conseils » prodigués par Uber. Dans ses communications ponctuelles, la société adopte des tournures de phrase dont on comprend alors mieux les effets. Une liste de tips sera ainsi introduite en indiquant que « les clients donnent de bonnes évaluations aux chauffeurs qui… ». S’ensuit une liste de préconisations telles que « rester poli », « ne pas hésiter à ouvrir la porte aux passagers et passagères », mais aussi « les passagers préfèrent qu’on ne leur fasse pas la promotion d’autres plateformes » (p. 151).

Le dernier chapitre décrit la manière dont l’entreprise étend son marché ville après ville. La stratégie est très similaire dans chacun des États et provinces étudiés : d’abord s’imposer, créer une situation de flou législatif autour du statut de ses travailleurs et travailleuses, puis demander à les régulariser. Par cette politique du fait accompli, les autorités sont en effet souvent enclines à favoriser la régularisation plutôt qu’à interdire l’activité à des centaines voire des milliers de personnes qui en dépendent désormais (p. 176). Dans ce processus de régularisation, la plateforme n’hésite pas à envoyer des mails à ses milliers d’utilisateurs et utilisatrices via ses newsletters, les enjoignant à se mobiliser pour défendre un service qui leur est précieux (p. 181). Dans ses efforts pour gagner en légitimité, il n’est pas rare que des succursales d’Uber contractent des alliances avec des associations telles que des sections locales de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), pour promouvoir l’emploi de personnes racisées (p. 183), ou encore avec les Mothers Against Drunk Driving dans des campagnes de sensibilisation contre la conduite en état d’ébriété (p. 186).

Par son intérêt pour les outils techniques utilisés dans le management algorithmique d’Uber, l’enquête d’Alex Rosenblat offre une perspective indispensable à l’étude des plateformes numériques. Les entretiens qu’elle a menés sont richement complétés par une description détaillée de l’application et des outils de gestion qu’utilise la société américaine. Les captures d’écran jointes aux discours des personnes interviewées s’avèrent particulièrement pertinentes pour saisir l’expérience d’un emploi dont les modalités transitent exclusivement par une application. Afin de saisir le fonctionnement d’algorithmes qui échappent souvent aux chauffeurs eux-mêmes, elle a su conjuguer habilement observation et entretiens. L’ouvrage, qui se veut avant tout la restitution d’un travail de terrain, permet une ouverture sur des réflexions autant politiques que théoriques. Comment qualifier l’autorité exercée par un management algorithmique ? Quels sont les effets de cette forme de management sur l’organisation d’un marché du travail entièrement médié par une plateforme ? À ces questions, Alex Rosenblat nous fournit une inspiration précieuse quant à la méthode à suivre, au croisement de la sociologie des techniques et du travail.

Citation

BibTeX citation:
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For attribution, please cite this work as:
Perrig, Luca. 2019. “Alex ROSENBLAT, _Uberland: How Algorithms Are Rewriting the Rules of Work_, Oakland, California University Press, 2018, 271 P.” Réseaux, June. https://doi.org/10.3917/res.216.0249.